“Il faut regarder la mer, c’est un miroir qui ne sait pas mentir.” Cette citation de Yasmina Khadra introduit avec force le recueil de poésie Djoumba pou dlo ble d’André Fouad, nous invitant à une plongée profonde dans l’introspection. Publiécette année, en mai 2024 par les Éditions Freda, cet ouvrage nous immerge dans un univers aquatique où la mer, omniprésente, devient un miroir des émotions, des souvenirs et des mémoires collectives de l’âme haïtienne.
Djoumba pou dlo ble est avant tout une odyssée poétique où la mer occupe une place centrale, tantôt bienveillante, tantôt tumultueuse. Les poèmes, écrits en créole haïtien, suivent le mouvement des vagues, oscillant entre la vie, la perte et l’espoir. La structure fluide du recueil, sans progression narrative classique, nous fait naviguer d’un poème à l’autre, avec une musicalité évocatrice du rythme incessant de l’océan. Chaque image marine ou terrestre tisse ainsi une trame poétique complexe et fascinante.
La mer devient un véritable protagoniste. Dans le poème « N daku ya », André Fouad la décrit comme une entité à la fois nourricière et menaçante, lieu de renaissance et de réminiscence. Il écrit : « San manti cheri lanmè a fout anraje […] Men lanmè agwetawoyo », soulignant ainsi la dualité entre l’attrait et la dangerosité de cet élément naturel.
Le recueil explore plusieurs thèmes récurrents qui se fondent et se confondent, tissant ensemble une œuvre singulière. La mer, bien sûr, y est omniprésente, symbole de vie, de mort et de mémoire collective. Chez Fouad, l’eau n’est pas qu’une simple substance physique ; elle devient un passage vers d’autres mondes — celui des ancêtres, des esprits et des souvenirs enfouis.
Le mysticisme et la connexion spirituelle avec la nature sont également des thèmes majeurs. Dans « Ma-yanva », Fouad dépeint une rencontre mystique entre ciel et terre : « Ou s on beny zetwal », une image sacrée qui reflète la relation intime entre l’homme et l’univers. La langue créole, avec sa musicalité naturelle, est ici maniée avec une finesse exceptionnelle. Fouad y crée un univers sensoriel riche, où métaphores saisissantes et allitérations immergent le lecteur dans un espace à la fois aquatique et mystique.
L’utilisation de symboles puissants tels que l’eau et les pierres renforce la fluidité et la résistance qui traversent l’œuvre. Dans « Glisad », par exemple, Fouad écrit : « Mwen s on kadav mo / Pou pousyè sere anndan kokiyaj », exprimant l’idée de transformation et de passage dans un monde en perpétuel mouvement.
Le ton du recueil oscille entre mélancolie et exaltation, à l’image de la mer elle-même, tantôt calme et contemplative, tantôt déchaînée et imprévisible. Cette tension entre opposés donne aux poèmes une profondeur émotionnelle captivante.
Mais Djoumba pou dlo ble ne se limite pas à une simple exploration poétique de la nature. Il s’agit aussi d’une réflexion sur l’identité, la mémoire et la réconciliation avec le passé. André Fouad capture, à travers ses vers, l’essence intemporelle d’un peuple en quête de guérison et d’équilibre, tout en faisant écho aux défis contemporains d’un monde en proie aux bouleversements écologiques et sociaux.
Ce recueil nous pousse à une introspection collective, interrogeant notre lien indéfectible avec la nature et l’histoire. Fouad pose ainsi une question universelle : comment naviguons-nous entre passé et avenir tout en restant ancrés dans le présent ?
En lisant Djoumba pou dlo ble, on ne peut s’empêcher de penser aux grands poètes haïtiens tels que René Depestre ou Georges Castera, eux aussi fascinés par la mer et la mémoire. Mais André Fouad se distingue par une voix intime, presque chamanique, qui plonge au cœur des sensations humaines. Ses poèmes résonnent également avec la littérature caribéenne et de la diaspora, rappelant les échos d’Aimé Césaire et de Derek Walcott, où la mer est à la fois décor et force symbolique, porteuse d’histoires et de cultures.
En définitive, Djoumba pou dlo ble est bien plus qu’un recueil de poésie ; c’est une œuvre d’une rare profondeur qui mérite toute l’attention des amateurs de poésie contemporaine. André Fouad nous offre une immersion dans un monde à la fois mythique et réel, où la mer devient le miroir des âmes et des cœurs. Ce livre touchera profondément ceux qui cherchent des mots pour exprimer l’inexprimable et continuera de résonner bien après la dernière page tournée.
Djoumba pou dlo ble est une invitation à la contemplation et à la méditation, un appel à se reconnecter avec l’essence même de la vie. Un ouvrage à lire et à relire pour mieux comprendre la profondeur des flots qui nous entourent.
Par Philippeson Juste
Mapou lib e libè
philippesonjste@gmail.com