Historien Thomas Madiou, la dette de 1825 « a étouffé dans l’œuf les chances de développement économique d’Haïti dès ses premiers pas dans le concert des nations ».
Quand Gérard Latortue, fraîchement nommé Premier ministre de facto en 2004, déclare sur les ondes de RFI qu’« il ne croit pas que ce soit le moment de parler de dettes historiques », il ne fait pas qu’exprimer une opinion politique. Il enterre, sans mandat populaire, une revendication majeure portée quelques mois plus tôt par le président renversé Jean-Bertrand Aristide : celle de la restitution de la dette de l’indépendance exigée par la France en 1825. Une telle déclaration, prononcée par un chef de gouvernement provisoire importé des Etats-Unis, évoque des questions pertinentes de mémoire. Peut-on balayer d’un revers de phrase deux siècles de lutte symbolique et financière pour la reconnaissance du préjudice colonial ? En choisissant de « regarder vers l’avenir », Gérard Latortue, de triste mémoire, choisit aussi d’oublier le passé, au risque d’apparaître comme l’exécutant d’un consensus international prompt à refermer le dossier. Et ce, au moment précis où Haïti avait, pour la première fois depuis 1825, osé nommer l’injustice et en exiger réparation.
En mars 2004, à la suite de la chute du président Jean-Bertrand Aristide, Gérard Latortue est désigné Premier ministre d’un gouvernement de transition soutenu par la communauté internationale, en particulier les États-Unis, la France et le Canada. L’un des enjeux diplomatiques majeurs de cette période fut la gestion de la revendication haïtienne concernant la dette de l’indépendance – cette somme exigée par la France à Haïti en 1825 comme condition de reconnaissance de son indépendance, et qui s’élève, selon certaines estimations, à plus de 21 milliards de dollars actuels (Laurent Dubois, Haïti: les répliques de l’histoire2012).
Sous l’administration d’Aristide, en avril 2003, Haïti avait officiellement demandé à la France la restitution de cette somme, dans une lettre adressée par le ministre des Affaires étrangères Joseph Philippe Antonio à Dominique de Villepin, ministre français des Affaires étrangères. Aristide parlait alors de « réparation historique » et liait cette demande à une forme de justice postcoloniale. Cette revendication, saluée par certains intellectuels et mouvements panafricains, fut considérée comme un acte de courage politique dans une conjoncture internationale tendue. Selon l’historien Thomas Madiou, la dette de 1825 « a étouffé dans l’œuf les chances de développement économique d’Haïti dès ses premiers pas dans le concert des nations ».
Toutefois, avec l’arrivée au pouvoir de Latortue, cette revendication est rapidement abandonnée. Lors d’un entretien accordé à Radio France Internationale en juin 2004, Latortue déclare : « Je ne crois pas que ce soit le moment de parler de dettes historiques. Il faut regarder vers l’avenir, vers la reconstruction, et non vers le passé. » Cette déclaration marque un changement d’orientation diplomatique significatif, en rupture avec le discours de souveraineté d’Aristide. Latortue, alors en quête de reconnaissance et de soutien financier international, semble avoir fait le choix du pragmatisme diplomatique en écartant une revendication perçue comme conflictuelle par la France.
Cette position a suscité des critiques virulentes, notamment parmi les partisans d’Aristide, mais aussi au sein de la société civile haïtienne. Pour Camille Chalmers, économiste et militant, « la dette de l’indépendance est une dette de rançon, illégitime moralement et économiquement. La renoncer, c’est faire l’économie de la mémoire et abandonner le combat pour la justice ». En mettant fin à cette demande, le gouvernement de transition semblait conforter l’ordre postcolonial tout en fragilisant l’autonomie diplomatique d’Haïti.
Le renoncement de Latortue peut aussi être interprété à la lumière de la configuration géopolitique du moment : Haïti venait d’être placée sous tutelle indirecte des Nations Unies avec la MINUSTAH (Mission des Nations Unies pour la stabilisation en Haïti), et les marges de manœuvre du gouvernement de transition étaient limitées. Dans ce contexte, la priorité affichée par Latortue était d’assurer la stabilité politique et de sécuriser les financements extérieurs, plutôt que de maintenir une revendication perçue comme symbolique par ses alliés internationaux.
Cette prise de position ouvre, en filigrane, une réflexion plus large sur les limites inhérentes aux gouvernements de transition lorsqu’il s’agit de porter des ambitions de souveraineté ou de revendiquer une justice historique. En écartant la demande de restitution de la dette de l’indépendance, Gérard Latortue n’a pas seulement tourné la page d’un contentieux diplomatique : il a clos un moment qui aurait pu marquer l’émergence d’une parole étatique plus autonome et cohérente face à l’histoire coloniale. Son choix accentue les tensions incessantes entre l’impératif de coopération internationale et la nécessité de réparer symboliquement l’héritage du passé, entre les exigences d’un ordre mondial contraignant et la reconnaissance d’une dette historique qui n’est pas encore réglée.